Très longues lectures littéraires du week-end : Poussière tu retourneras (2)

(La première partie de cette nouvelle est à lire en cliquant ici)

Armé de sa pelle, Madjepi ne sut par quel bout s’y prendre pour arrêter l’érosion. De tout son poids, il pesa sur l’instrument qui piocha une dérisoire motte de terre. Les gouttes de pluie qui tombaient dru, se chargèrent à l’instant de faire fondre cette médiocre pelletée. Madjepi ne projeta donc qu’une dérisoire quantité de terre. Il réajusta la deuxième tentative et obtint un morceau un peu plus compact, presque une brique qui une fois lancée dans la crevasse, fut aussitôt emportée par la déferlante.

Dans une illumination soudaine, Madjepi réalisa qu’il gardait dans sa bicoque quelques sacs vides qu’il comptait remplir avec du sable pour renforcer les bordures de son lopin ; c’était une tâche qu’il se réservait pour le Salongo (la corvée) du samedi, qui était prévue pour dans deux jours. Ces sacs étaient donc la panacée qui s’imposait à l’instant.

Les sacs pris, Madjepi risqua son va-tout en escaladant les trois mètres qui séparaient son terrain du niveau de la rue pour tenter de contrer le flot en amont de sa propriété.

Il pleuvait des lanières qui flagellaient sans merci son corps. Mais il dut batailler ferme pour fendre les muscles puissants de l’eau et se positionner au beau milieu de la crue, à deux pas d’homme du bout de macadam qui couvrait la rue. Tout en veillant sur son équilibre délicat, il se pencha vers la droite et au moyen de sa pelle rogna méticuleusement, puis systématiquement. La terre était charnue et tendre, elle coopérait donc. Madjepi s’acharna tenacement à agrandir et à prolonger la brèche jusqu’à frayer un passage qui draina une partie du torrent. Le flot qui submergeait Madjepi au niveau des hanches, décrut au niveau des genoux. Le torrent d’eau qui continuait de chuter dans la parcelle était maintenant inoffensif et Madjepi en profita pour remplir ses sacs avec du sable imbibé qui pesa comme du béton. La pluie n’avait pas baissé de rythme et la notion de temps était presque inexistante. Au bout d’un certain moment, s’était élevée une barrière suffisante pour tenir tête à l’eau et pour se ménager un petit carré de terre ferme ; une sorte de batardeau comme lors de la construction d’un pont sur une rivière. Madjepi marqua une pause pour souffler ; il mesura combien l’énergie humaine peut venir à bout des pires catastrophes : c’était comme une leçon de confiance en la volonté humaine. Il accompagna du regard la rivière dont il venait de détourner la trajectoire et qui s’épanchait maintenant le long de la rue, tant celle-ci accusait maintenant un dénivellement favorable.

Si le temps avait été sec, Madjepi aurait été trempé de sueur comme un catcheur des rings tropicaux. L’allusion au catcheur lui seyait assez bien, car il n’avait strictement sur lui que le slip qu’il portait en dormant. Ses jambes flageolaient après le grand déploiement d’énergie qu’il venait de brûler dans son activité. Tête baissée et dégoulinante, Madjepi pausait et posait en ouvrier épuisé par son ouvrage. Il n’en pensait pas moins aux péripéties dans lesquelles ne cessait de l’entraîner cette parcelle depuis son acquisition.

Déjà après avoir obtenu son terrain, Madjepi n’avait pas été assez bête pour imaginer être le propriétaire légal, ainsi que le lui avait naïvement affirmé son chef coutumier. Il avait entamé par la suite une série de démarches épuisantes, tant au niveau de la Commune, de l’Hôtel de Ville, de la Conservation des titres immobiliers que du Cadastre, pour verrouiller et mettre à l’abri son acquisition. Heureusement, il n’avait pas à se déplacer lui-même pour atteindre ces différents services. Il avait toujours à sa portée des fonctionnaires débauchés de chacun de ces services. Ces agents-kamikazes trimbalent toujours dans leurs cartables tout le nécessaire de leurs bureaux, y compris sceaux, papiers à en-tête comportant les signatures des différents supérieurs hiérarchiques, bien souvent à l’insu de ces derniers. Ils ont les genoux si flexibles que, sous la moindre ombre chiche, ils sont prêts à s’accroupir (se ramasser en giron) comme des scribes antiques pour vous gratter du faux-vrai. A vil prix, ils bradent des documents authentiques, qui sont du reste juridiquement inattaquables. Les reçus délivrés sont des originaux dont les souches de traçabilité figureront bien dans les archives officielles, alors que le Trésor Public n’aura rien encaissé. Tout l’argent ayant pris la direction de certaines poches trouées… Après avoir traversé toute cette épreuve de feu, il ne restait à Madjepi que le titre légal d’acquisition définitive pour bâtir en dur une maison vivable – quand il « mangera » sa ristourne (2). Mais, en attendant il s’était confectionné une bicoque en pièces de tôle, une habitation 555, comme on les appelle, 555 faisant référence à une gamme d’assiettes et autres quincailleries ménagères en inox et bon marché. Une telle habitation n’est pas du tout une gêne dans ces bidonvilles éhontés, qui s’étagent effrontément sur toutes les pentes des collines d’Ipn ou d’Upn.

Au départ, l’institution académique, qui donne son nom à toute la cité environnante, était l’Institut Pédagogique National, Ipn. Tout le quartier s’appelait alors Binza-Ipn. Quand l’institut est devenu Université Pédagogique Nationale, le quartier aussi a accusé le coup, gravissant l’échelon de nomenclature pour faire Binza-Upn. Le site estudiantin rythme et justifie toute l’ambiance alentour. Le terminus attenant jouxte un souk bigarré à quelques mètres duquel fuit une route goudronnée qui éclate en plusieurs branches des rues ou avenues (les kinois confondant terriblement ces deux appellations) : rue Marine, avenue Masikita… En prenant plus à droite, on longe une rue descendante, qu’on dirait une rue pressée de se faufiler pour aller voir derrière ce que cache à la vue générale le rempart que constitue une succession de résidences cossues qui la bordent de part en part. Une fois derrière, on est suspendu, happé par le vertige qui livre au fruste dénuement d’un ciel tout proche, rappelant que l’on se hasarde dans les sphères supérieures – à cinq minutes environ du sommet – d’une mamelle des fameuses collines de Binza-Upn. Tenté ? L’on n’a pas d’autre choix que d’enfiler l’unique voie qui tire vers l’exploration de cet espace si déshérité : c’est la rue Notable. Cela fait un peu rêver.

Madjepi avait l’esprit encore perdu dans les ailleurs de sa pause, quand la recrudescence des eaux le prit en traître. Certainement que dans les hauteurs du coteau, quelques digues, barrières ou bassins de rétention d’eau venaient de céder, car la vague était redevenue si géante, si puissante… Madjepi voulut lever les yeux et voir mais, trop tard… L’eau, chargée d’une hargne inouïe, lui entra dedans comme ce que les catcheurs américains appellent « spire » ou « prise de finition ». Il fut projeté à la renverse au fond de l’érosion ouverte dans sa parcelle. Sa chute fut amortie par je ne sais quoi, mais il eut du mal à se dégager du flot, car il ne savait pas nager. Il en était au niveau de devoir sauver sa vie, mais à brassées précipitées ! Il se noyait…

« Au secours ! Au secours ! »

Les tonnerres grondaient plus haut que lui, en plus il était si faible que sa voix ne porta même pas. D’avoir ouvert la bouche ne réussit qu’à lui faire boire la tasse ! À l’idée d’avoir bu cette pourriture, Madjepi vomit toutes ses entrailles. Il savait que, sous la pluie, la mesquinerie crochue de certains rustres leur fait vider dans la rue leurs poubelles, ainsi que leurs fosses septiques. Madjepi devait de n’avoir pas encore coulé au fait qu’il s’était agrippé aux racines tenaces d’un jeune manguier également terrassé – mais partiellement – par les eaux et qui jonchait la lèvre inférieure de la faille. En vrai naufragé, il avait jeté toutes ses forces sur cette planche de salut. Ensuite, quoique la pluie maintînt son intensité, le torrent amenait maintenant moins d’eau, car charriant aussi une substance plus dense, laquelle précipitait tout au fond du bassin. La substance enfla démesurément – comme la pâte sous l’action du levain – et Madjepi se sentit en proie à une inexplicable lévitation qui ramena ses membres inférieurs au niveau de la surface. Notre infortuné, les mains jetées derrière, s’accrochait toujours à ses racines salvatrices et semblait assis jambes tendues à l’horizontale. Mais il ne dut pas longtemps se poser de questions sur la nature de cette substance car elle vint vite à sa rencontre une fois le fond de l’érosion comblée. Il s’agissait des terres volées par l’eau dans sa cascade en amont et qui coulaient maintenant comme de la lave de volcan ensevelissant tout sur son passage ! Déjà, comme un habitant de Pompéi d’autrefois, Madjepi était pris au piège. Il se voyait enterré vif, sans secours. Inexorablement, le sable arrivait toujours, montait de niveau… et sa pratique des enterrements d’autrui lui remonta en mémoire, malgré lui. « Poussière, tu retourneras… », « Tu viens de la terre, tu retourneras terre !» Comme si Madjepi et les terres volées qui le mangeaient n’étaient qu’un… Ce jeu de mots sépulcral le réconforta dans les dernières secondes de son abattement. Et la lumière s’éteignit.

Il y eut un soir, car il devait y avoir aussi un jour. Même dans un autre monde.

Quand Madjepi ouvrit les yeux, ce ne fut pas son « étoile » qui lui sourit, mais la pleine lune, lune pleine, pleine de grâce, quelle grâce ! C’est alors qu’il réalisa ce qui lui était arrivé. Il ne sut combien de temps il était resté ainsi, mais l’aube était avancée. Même au loin, il pouvait voir briller quelques ampoules anémiques, l’électricité étant revenue pendant son évanouissement. Il ne pleuvait plus. L’eau aussi avait cessé de se jouer de lui, comme ayant eu pitié de lui juste au moment où il s’évanouissait, comme pour se faire pardonner. Étendu sans connaissance, Madjepi avait constitué une sorte d’obstacle au milieu du courant. L’eau qui le percutait, tournoyait en tourbillons autour de lui et… cela balaya, gomma, lava Madjepi, qui, contrairement à « pierre qui roule n’amasse pas mousse », lui ne roulait pas : il amassa donc de la mousse. Des traces de l’ensevelissement ne subsistaient sur son corps qu’un mince linceul de résidus et d’écume humides. Même une fausse pieuvre lui collait ses tentacules à la poitrine, il s’agissait des racines d’un vétiver arraché, jadis planté dans un quelconque plan antiérosif. La campagne antiérosive menée dans ce secteur conjuguait des plants d’herbes vétivers aux barrières de sacs de sable piqués des bambous de Chine, qui prennent plus de temps avant de commencer à pousser. Jusqu’alors cette ordonnance s’était montrée un remède de cheval, irréprochable. Seulement, la pluie qui était tombée, comme on l’apprit après, fut la pire enregistrée depuis cinquante ans ! (Bravo le changement climatique ?) Madjepi racla, ramassa, glana toutes les maigres forces qui devaient clignoter encore au ras de son être, il s’en ébroua et dégagea son corps. Il laissa dans la boue comme un échantillon retiré de son moule, les traces de son corps qui, quand il daterait de millions d’années, alimenterait d’intenses spéculations archéologiques autour de lui. Mais lui ne datait que de trente et une saisons sèches et, quoique velu comme le millénaire pithécanthrope, il n’était qu’un pauvre diable, tout nu. Même avec l’heure qu’il faisait, si on le surprenait, malgré toutes les bonnes explications qu’il fournirait, il passerait pour un sorcier de retour de son sabbat, auquel cas il ne serait bon que pour un lynchage public. Faiblement, il marcha comme quelqu’un revenant ou se rendant à ses propres funérailles. Devant l’entrée de sa bicoque stagnait encore une mare mourante. Il voulut placer un pas dans la flaque, quand une toute puissante décharge électrique le foudroya. Un fil électrique tétanisé et marinant dans son jus bon conducteur, s’était donc transformé en assassin. Nouvellement arrivé dans le quartier, Madjepi ne connaissait pas encore la géographie des fils électriques ayant traversé sa parcelle.

Cette fois, lorsqu’il avait crié, on l’avait entendu. Du monde accourut, entre autres son chef coutumier de voisin. L’on comprit vite de quoi il s’agissait : le « nouveau venu » venait d’être électrocuté. Il y avait de fortes chances pour qu’il fût encore en vie, car il avait été projeté au loin. Mais, dans un premier élan, personne ne se risqua jusqu’à lui, car les secouristes non plus ne savaient au juste où mettre leurs pas : la parcelle, étant transformée en un véritable champ de mines anti-personnelles, pouvait bien receler d’autres pièges mortels. Mais face au danger, l’esprit humain raisonna et l’on tendit un pont de planches sèches pour parvenir jusqu’à l’infortuné. Peut-être que ce jour-là, une « terre » ne retourna pas « terre ».

FIN

  • Nokomitunaka : Célèbre chanson de l’artiste musicien congolais Kiamwangana Mateta alias Verckys dit Vévé. Contenu dans l’album Mfumbwa(Bankoko baboyi), sorti en1971. Nakomitunaka est en langue lingala et veut dire « je me le demande »…Cette chanson est une véritable remise en question sur le regard post colonial sur l’homme noir : « …je me demande pourquoi dans nos églises le diable est toujours représenté noir alors que les anges et tous les saints sont toujours des blancs… »

 ( Il s’agit de la nouvelle littéraire « Poussière tu retourneras » contenue dans le recueil « …et vous suivez la Radio Mondiale ! » que vous pouvez aussi avoir sur Amazon ou en cliquant ici)