Très longues lectures littéraires du week-end : Poussière tu retourneras (1)

Rue Notable… Habitation 555… Parcelle Tramontina… Sous-quartier Verckys… Quartier Binza-Upn. Tout ce tas de références éponymes ou empruntées coalisaient comme les lignes de sa main pour dire son avenir à Madjepi. Le sort cruel qui pesait sur lui était pareil à celui d’un mari malheureux, son tort serait de n’avoir pas apuré les articles majeurs de sa liste de dot. Pourtant, en acquérant sa terre, Madjepi s’était ingénié à s’acquitter de tous les tributs, surtout ceux des ancêtres. On eût dit que ceux-ci, non satisfaits des noix de kola offertes, lavaient à grandes eaux la terre, sa terre. Comme pour le déloger, à tel point que Madjepi demanda, comme dans un couplet de la chanson Nakomitunaka (1), s’il n’avait pas été abusé par le chef coutumier, lequel lui aurait vendu un terrain pourri.

Oui, ce fut bien un chef coutumier – un vrai – qui avait commercé avec Madjepi. Toque de bouc sur la tête, les hanches ceintes d’un pagne de jute et tenant en main un chasse-mouches. En pleine capitale! Cela serait un peu pour rappeler que Kinshasa n’était au départ qu’un village dont la modernisation n’avait pu balayer la souche autochtone. Celle-ci, bien que reléguée dans les périphéries de la ville-province, n’en déploie pas moins ses atours ancestraux. Des chefferies traditionnelles y dictent leur loi, allant jusqu’à fouler au pied la loi du 20 juillet 1973, qui stipule que le sol et le sous-sol appartiennent à l’État, et que les chefs coutumiers ne peuvent vendre un terrain. Madjepi avait été bel et bien servi par son chef coutumier, lequel habitait d’ailleurs un taudis misérable malgré l’argent des carrés des parcelles qu’il continuait de vendre. Le type l’avait pourtant rassuré que, depuis qu’ils bénéficiaient d’une campagne antiérosive, le secteur était à l’abri du fléau des érosions d’autrefois, et qu’en plus, la concession vendue n’était pas située sur l’axe le plus exposé. À Madjepi, qui en avait marre des tracasseries de la vie locative, il n’en avait pas fallu plus pour le décider à racler ses maigres économies et à s’offrir un bout de propriété bien à lui. Il avait versé cash son argent au chef coutumier qui, analphabète, ne fit qu’apposer son royal contreseing à l’acte de vente rédigé et signé en premier par Madjepi lui-même, ensuite contresigné par l’agent immobilier qui avait mené les débats. Le chef avait par après fait une libation de vin de palme, mâché et craché de la noix de kola en débitant une incantation poussive. En déployant un rouleau de gros fils en nylon, le souverain avait opéré les mesures nécessaires pour saucissonner sa propre propriété comme avec une machette Tramontina et en avait cédé la tierce tranche à Madjepi. La deuxième tranche de parcelle Tramontina (c’est ainsi que certains nomment ces bouts de parcelles morcelées) ayant été vendue à un autre. L’affaire était dans le sac. Du moins pour le chef coutumier aux yeux de qui Madjepi pouvait désormais dormir sur ses deux oreilles…

S’il ne s’agissait que de dormir…

Sur son lit noyé et confondu dans la noire obscurité, Madjepi dormait les poings fermés, comme s’il rêvait de combat. Il fut réveillé en sursaut par un flash tranchant, qui avait frustré de leur indolente intimité ses paupières closes. C’était la piqûre lumineuse qui le fit bondir. Il ne réalisait pas encore ce qu’il en était au juste quand un deuxième éclair le fusilla mêmement. Madjepi, qui habitait le lieu depuis peu, avait constaté que, sur le toit, une petite fuite filtrait des pinceaux lumineux tant du soleil que de la lune, et, amusé, il s’était pris à l’appeler son « étoile » ; son « étoile » qui lui souriait le bordait avant de dormir et le veillait. Mais l’étoile ne le protégeait plus. L’éclatement d’un tonnerre assourdissant ouvrit d’ailleurs les oreilles de Madjepi au martèlement furieux de la pluie sur le toit, ainsi qu’aux hurlements d’un vent à tout casser, un vent à tout emporter.

Il pleuvait à verse. On était en avril, la dent de la saison pluvieuse, le pic de la pluviométrie dans la région kinoise. À peine assis sur son lit, Madjepi perçut un sourd grondement, s’accompagnant d’un indicible dénivellement, qui fit vaciller l’habitation toute entière.

« Qu’est-ce… ? »

Mal réveillé et, tel un oiseau dans un nid en flammes, Madjepi ne réagit plus que par réflexe, par instinct. Ses idées bégayaient… et n’achevaient pas de cuire dans le magma où elles mijotaient encore. L’esprit en feu, il cingla vite vers la porte qu’il fracassa presque pour sortir.

Du ciel tombaient des seaux d’eau. Et, une fois dehors, il fut accueilli par une bourrasque majuscule qui lui brouilla la vue, mais au travers du rideau de transparence glauque, l’énormité du désastre qui s’étalait devant était telle que même un myope ne pouvait s’y méprendre : une érosion qui ne disait pas son nom ! La terre s’ouvrait affreusement à quelques cinq ou six pas d’homme. La conscience de cet effroi finit par dégriser et réveiller complètement Madjepi qui, en un clin d’œil, pêcha la pelle derrière la porte pour se lancer à l’assaut de ce gigantesque déchaînement des éléments. L’eau qui avait ouvert sa brèche s’y engouffrait comme à travers le lit d’une rivière logée là de longue date.

On aurait cru qu’un invisible entonnoir géant était tendu dans le ciel pour recueillir tout ce torrent et l’orienter vers la propriété de Madjepi. Pourtant, ce terrain n’était pas sur la trajectoire habituelle des eaux de pluie. Celles-ci, dans ce secteur, empruntent d’ordinaire des pistes piétonnes ou les crevasses de vieilles érosions envahies de végétation hirsute. En rigole impétueuse, elles serpentent ensuite abruptement, dangereusement, avant de mourir  plus bas, salissant une eau limpide issue d’une fontaine naturelle et qui parcourt une sorte de vallée maraîchère. Curieusement, le lopin de Madjepi subit le déferlement des eaux ramassées depuis les hauteurs de notre coteau et qui contournèrent la clôture fortifiée d’une villa qui lui faisait face. Ces eaux dévalèrent donc l’escarpement en décuplant de rage, pour labourer la parcelle d’une balafre vénéneuse après avoir traversé la rue Notable.

La rue Notable, couverte en partie par un vieil asphalte, ne tarde pas à s’embrouiller et à ressembler à toutes ses consœurs dont elle partage le sort par la suite. Généreuse, elle ne répugne pas à servir de repère, même à prêter son nom élitiste à quantité de rues bâtardes et innommées qui, de leur sinuosité de pistes tracées à la main gauche, lui sont parallèles. C’est une rue choc, une rue deux tons qui partage tout, les classes sociales et autre chose. Par en haut, sur une centaine des mètres, s’étalent quelques habitations prestigieuses qui semblent vouloir prolonger l’architecture bourgeoise qui couronne les abords de la cité universitaire. Par en bas, des taudis désespérés qui profitent de l’électricité de leurs riches voisins en la pêchant par des échalas de bambous desséchés qui soutiennent un hasardeux réseau de bouts de câbles et fils électriques. Ce terrible rafistolage atterrit par endroits pour disparaître sous terre : l’on ne sait pas s’il s’agit du courant aérien ou souterrain. Quelques habitants d’en bas se raccordent aussi trivialement à la conduite mère de distribution d’eau, en tuyautant quelques robinets qui crachent du vide à longueur de journée telles des gargouilles aphones ; l’eau ne jaillit pas souvent faute de pression suffisante. Heureusement pour eux, dirait-on, le pied de la colline est une zone aquifère, jalonnée d’une multitude de puits.

Le fait que ces gens de basse classe soient facturés officiellement pour l’eau et l’électricité leur donne comme une sorte de carte d’identité, signant leur appartenance à la grande communauté nationale. Bien sûr que l’État les connaît, mais leur complexe se justifierait par la posture d’humiliation que leur infligerait cette même rue Notable qui semble trancher entre les frontières de l’urbanisation ad hoc et celle sauvage et cavalière mais tolérée quand même par des pouvoirs publics par trop hostiles aux habitations voyoutes. Ce que l’on interdit, c’est bien ce qui tente. C’est ainsi que s’était bâtie une agglomération que d’aucuns désignent par « Quartier Verckys ». Verckys, l’auteur même de la chanson intemporelle « Nokomitunaka » (1), qui signifie : « Je me demande ». Le quartier Verckys qui n’en est pas un, est plutôt un sous-quartier ; si le terme n’existait pas, on l’aurait inventé, ne fût-ce que pour immortaliser un des occupants les plus emblématiques qui habitaient autrefois cette zone, d’où, en cette nuit pluvieuse, l’érosion semblait vouloir chasser Madjepi.

Armé de sa pelle, Madjepi ne sut par quel bout s’y

  • à suivre

( c’est l’extrait de la nouvelle littéraire « Poussière tu retourneras » contenue dans le recueil « …et vous suivez la Radio Mondiale ! » que vous pouvez aussi avoir sur Amazon ou en cliquant ici)